Je crois que plus personne ne se bouge pour militer ou essayer de changer le monde par peur de la police (cf gilets jaunes), peur que ça dégénère (cf gilets jaunes) et que ça perturbe tes petites habitudes quotidiennes parce que ce sont elles qui te font tenir. Si ces habitudes tombent, tout tombe parce qu'on ne va pas se mentir, on n'a plus envie de “faire société”. Militer, se révolter, dire non, désobéir, ça implique que tu veux construire autre chose pour toi mais aussi pour les autres. Et ces autres, tu as vraiment envie de faire société avec eux. On ne va pas se mentir, arrivés aux âges où nous sommes, nous avons déjà eu des épreuves à surmonter et nous avons subi l'injustice, le rejet, les blessures. Bref, nous avons déjà eu le temps de nous en prendre plein la gueule de la part de nos semblables et on ne va pas faire les hypocrites : tout ça, ça rend quand même un peu mysanthrope, un peu beaucoup même.
Tu as envie de faire société avec la salope qui t'a harcelée ? Avec le porc qui t'a violée ? Avec ceux à qui tu as ouvert ton coeur et qui t'on trahie, blessée, laisser crever et qui t'ont demandé de le faire en silence ? Tu as envie de changer le monde pour qu'il bénéficie à ceux qui t'ont balancé des horreurs homophobes à la tronche, avec ceux qui ont agité des pancartes roses et bleues ? Tu as envie de faire société avec les usagers qui te hurlent dessus parce qu'ils ne supportent pas d'attendre cinq minutes et qui ne veulent plus qu'un punching ball sur lequel se défouler ? Tu as envie de te battre pour les parents d'élèves qui t'ont traitée de folle en hurlant, en pleurant, en faisant une crise d'hystérie parce que tu leur as juste rappelée que tu avais les mains liées, que tu n'étais pas la supérieure hiérarchique de tes collègues ? Tu as envie de galérer pour le petit sauvageon qui t'a frappée, mordue, crachée dessus du haut de ses 6 ans ? Tu as envie de croire que le lycéen qui te braque avec une arme sera ton allié demain pour construire ensemble un monde meilleur ?
On rend les personnels politiques responsables, oui, ils le sont. Mais ce sont aussi que des humains qui sont le reflet de ce que le groupe a produit. Hein, on en parle de l'effet de groupe ? Eux, ils ont juste pris la décision de faire sécession avant tout le monde et ils avaient les moyens de le faire. Et toi, oses dire que tu ne ferais pas pareil si tu en avais l'opportunité, ou au moins oses dire que ça te ne traverserait pas l'esprit. Tu ne votes plus, tu ne manifestes plus, tu ne te défends plus parce qu'une ritournelle revient sans cesse dans ton esprit : “à quoi bon ?” et une immense fatigue s'empare de toi. Tes convictions ont été lessivées par toutes les marées de contre-arguments qui déferlent inlassablement sur ton esprit autrefois fougueux. Il y a l'âge bien sûr et ce qui vient avec et qu'on a appelé l'embourgeoisement. Que vaut une manif dans le froid, sous la pluie naissante avec trente pelés quand tu peux être au chaud chez toi à t'indigner devant un reportage de Cash Investigation et remplir ta bonne conscience militante avec un post sur ton mur et quatre commentaires sur les sites des chaînes d'info. Tu l'as croisé, le fer militant, avec les deux trolls qui squattent toujours la page de ton journaliste engagé préféré ! Voilà, tu as pris le temps de porter tes convictions en étendard, pour te convaincre que tu n'as pas complètement oublié malgré tes années dans le monde des lotophages.
Ce que tu ne t'avoues pas, par contre, c'est que dans le fond, tu en plus que marre de tes semblables. Les êtres humains te dégoutent. Tout ce en quoi tu croyais se fracasse sur ce que tu as pu observer, y compris dans ta section militante : la taille du logo, ne pas frayer avec le social traitre d'à côté. Et puis combien de personnes t'ont fait du mal ? Combien, même quand tu pensais que tu avais réussi à toucher du doigt ta petite utopie personnelle, combien t'ont trahi ? Combien ont raconté des horreurs sur toi, simplement pour te pousser à partir ? Combien de lâcheté, de consumérisme, d'invasion du politique dans tout ce qui devrait en être détaché, pas le politique éthymologique, le politique à la gloire du chef, à la gloire de ceux qui ont déjà fait sécession et qui se marrent en regardant les gueux, en dessous, ne pas réaliser que le monde a changé, qui sont encore en train d'essayer de lutter à l'intérieur du système alors que tout est volé, pillé par la tribu des cols blancs. Et ça rigole, oh oui ça rigole, à les voir tous avec leurs idéaus révolutionnaires ! En attendant ça paye des impôts et ça fait tourner la boutique. Ca gueule et ça brûle quelques bagnoles de temps à autre mais bon, quelques mains arrachées, des 49-3 et ça continue. Et toi, franchement, pourquoi ça te met en colère ? Parce que tu aimerais faire pareil. C'est tout. Tu aimerais pouvoir faire sécession aussi, avoir ton île et une armée de robocops qui font office de gardes frontière. Tu aimerais que personne ne rentre. Ras le bol d'avoir à négocier avec tous les abrutis qui ont peuplé ton parcours. Tu ne détestes pas le voisin, tu es même curieux des autres mais chacun chez soi et chacun sa merde, chacun se gère.
Toi ce dont tu rêves c'est de sortir. Tranquillement, sans effusion, sans hurlements, juste sortir. Te trouver un lopin de terre dans un endroit isolé ave quelques voisins qui s'occuperaient aussi de leurs affaires mais où il y aurait de l'entraide en cas de coups durs. Chacun sa vie, personne ne se juge, chacun travaille à son propre destin et on se fiche la paix. Voilà ce qui te plairait. Tu ne veux pas aller faire la révolution. Tu ne veux pas encore voir que les droits pour lesquels tu te bats sont récupérés par ceux qui ont déjà tout et qui finissent même par en faire un putain de folklore, pour s'encanailler. Toi c'est juste ta vie qu'on transforme en numéro de clown grotesque. Tous ces imbéciles... Et il faudrait aller refaire la lutte pour le genre humain ? Y'a pas de genre humain. Cet universalisme de merde. Y'a des gens, qui sont plus ou moins cons selon ce que tu en penses. Y'a des gens, certains sont biens, biens pour s'entendre et d'autres sont de fieffés connards et pourquoi on devrait s'obliger à se les fader ? On ne leur veux pas de mal, on n'envisage pas de leur taper dessus mais qu'ils restent dans leurs tribus de débiles et qu'ils ne viennent pas nous emmerder. Toi, ce que tu veux c'est t'isoler au milieu d'un plateau, avoir de quoi vivre décemment et ne plus rien avoir à faire avec cette société de débiles profonds. Ah, ça court ! Ah ça s'agite ! On dirait des mouches sur une carcasse. Qui se pose deux secondes pour réfléchir à la finalité de ses actes ? Au sens de sa vie ? Au milieu des mails et des téléphones qui sonnent, des gens qui s'insultent, qui se frappent, pour une bagnole, pour une note sur une copie, pour rien, parce qu'ils ont trop bu, pour s'éteindre la tête, qui se rend compte de la débilité de la chose ? Qui se rend compte que le temps passe vite et que tout le monde le perd à faire n'importe quoi ? Qui se rend compte qu'au-dessus, ils ont déjà foutu le camp. On les nourrit à distance c'est tout. C'est une démocratie visio. On la voit mais elle n'est pas vraiment là.
Ne plus répondre, se rendre compte, comme un filtre qui cesserait de fonctionner. Se rendre compte de ce qu'il y a derrière le miroir sans teint, se lever et fermer la porte, sans la claquer. Juste, partir, sans heurts ni cris. Au revoir, sans rancune, ce n'est pas mon monde, je vous le laisse et surtout restez-y parce que je ne veux pas que vous trouviez la route du mien.
LES GILETS JEUNES