Jokeroller

Histoires courtes

SUR LA LUNE

Sur la lune à demi cachée se trouvaient Un bureau sans couleur, une chaise brisée Sur la chaise, un livre était posé

Sur la lune à demi cachée se trouvaient Un livre ouvert, une tasse à café Sur le bureau, la tasse était restée

Sur la lune à demi cachée se trouvaient Un arbre sans feuilles, un vase renversé Dans le vase, un nuage stagnait

Sur la lune à demi cachée se trouvaient Un arbre de marbre, un nuage d'orage Une ombre sans visage

Sur la lune en croissant, un enfant est allé D'un souffle puissant, le nuage a chassé Le vase s'est dressé, une fleur a germé

Sur la lune en riant, un enfant a touché Le tronc du bel arbre à la sève figée Les feuilles ont poussé, un oiseau a chanté

Sur la lune en rêvant, un enfant à tourné Les mille-et-une pages du livre écorné L'ombre s'est dissipée, les étoiles ont brillé

Sur la lune en chantant, un enfant a versé Le nectar des joies simples dans la tasse abîmée Le bureau laissa place à une grande tablée Où les cher.e.s à son coeur vinrent le retrouver

LA PAUSE

Félix avait toujours aimé l’océan. Petit, il dévorait les histoires de pirates, de pêcheurs et de courses en solitaire. Un de ses héros d’enfance, c’était le commandant Cousteau. Il avait dû voir Le Monde du Silence une bonne dizaine de fois. Il se souvenait encore de la première fois qu’il avait plongé en mer. C’était au début des vacances d’été. Direction la Côte Bleue et les calanques de Niolon. Sept heures de route depuis le QG avec tout le barda entassé dans trois bagnoles ! Quelle semaine il avait passée ! Félix esquissa un sourire, de petites larmes perlèrent au coin de ses yeux verts. Il prit une grande inspiration, passa la main dans sa tignasse blonde, se leva et se dirigea vers la machine à café.

« - Expresso-sans-sucre-sans-lait ! » Ah… Carine… Pourquoi fallait-il qu’elle soit toujours là au moment où Félix allait prendre sa pause ? Il avait pourtant modifié légèrement ses horaires depuis quelques temps mais elle était comme un vieux chewing-gum collé sous une basket, il n’arrivait pas à s’en défaire. Il s’efforça de ne pas laisser paraître son agacement et dit d’une voix qu’il espérait la plus neutre possible : « - Oui, c’est bien ça. – Tu prends toujours la même chose depuis des années, il n’y a aucun suspense ! » Petits hochements de tête vers l’avant, bouche fermée, commissures des lèvres remontées légèrement vers le haut, légères vibrations des cordes vocales, son s’échappant par les narines. Félix espérait qu’il avait réalisé sa chorégraphie avec précision. Au fil des derniers mois, il avait passé beaucoup de temps à peaufiner ce qu’il appelait ses fumigènes sociaux. « - Par contre, toi, tu ne sais toujours pas ce que je prends ! Au bout de trois ans, c’est à se demander si tu t’intéresses aux gens ! Ha, ha, ha ! » Ha, ha, ha, se dit Félix, très drôle, t’as fait l’école du rire quand t’as pas réussi à décrocher ton brevet des collèges, c’est ça ? Il y a quelques mois, il se serait senti mis en défaut et aurait bredouillé une réponse alambiquée mais il en avait plus qu’assez d’avoir à se justifier, en particulier devant des gens dont l’opinion lui important autant que son le souvenir de son premier slip. Il ne répondit rien et se contenta de souffler sur son café trop chaud. Il déposa son tabac sur le mange debout. « - Tu devrais essayer la vaporette. Mon frère était un gros fumeur. Il voulait pas arrêter non plus. Je lui ai dit, pourtant, pour un cancérologue ça la fout mal et puis, avec ma mère, on s’inquiétait et… – Je ne suis pas un gros fumeur. – Ben justement si t’es pas un gros fumeur, tu pourrais arrêter !» Tête légèrement penchée sur le côté, yeux légèrement plissés, petite moue en demi-sourire, bras légèrement écartés, paumes vers le haut façon « Seigneur pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font », haussement d’épaules et soupir. Il ne laissa pas à Carine le temps de réagir : il avait fini de rouler sa cigarette alors il sortit sur la petite terrasse.

Il repensa aux calanques. Il avait fait très chaud cet été là. Il s’était entraîné, à la piscine municipale, trois fois par semaine, pendant des mois, à gréer son bloc et autres mais il ne faisait pas le fier sur la coque de noix qui tanguait dans tous les sens pour les emmener sur le spot de plonge. Assis à l’arrière du bateau, avec la combi, les palmes, le masque sur le front et les odeurs de mazout, il avait failli tourner de l’œil. Il se rappelait du regard rigolard des autres plongeurs qui charriaient « le jeunot », d’autant plus que la mer était calme. C’était bon enfant, ça faisait partie du baptême de mer. Il savait pourtant qu’il pouvait compter sur chacun d’entre-eux en cas de pépin. Félix se souvenait de la nausée, de l’étourdissement, de cette sensation d’avoir la gueule de bois sur un matelas à eau à côté d’un barbecue qui aurait été allumé à l’essence. « - Ca va Félix ? » Hugo le fixait avec un sourire bienveillant. « - Ouais, j’étais perdu dans mes pensées. – T’as pas l’air bien. C’est Carine qui t’a encore soûlé ? – Je pense à des trucs, c’est tout. » Hugo était un type sympa, toujours positif, très professionnel. Il travaillait dans un autre service et rejoignait souvent Félix pour la pause café. Ces derniers mois, il avait été d’un énorme soutien et avait fait preuve d’une grande discrétion. Félix l’appréciait d’autant plus pour ça. Néanmoins, il avait décidé de ne plus se confier à tort et à travers. Il était là pour faire son boulot, partir à l’heure et rentrer chez lui. Il s’était fixé une ligne de conduite qu’il entendait tenir, peu importe la personne qui se trouverait en face de lui mais Hugo insista.

« - Attends, je vois bien que ça ne va pas. Tu peux me parler tu le sais bien. Faut pas que tu t’isoles comme ça, tu vas finir par craquer. – Tu sais bien que c’est déjà le cas. – Mais ils le savent, les autres ? – Tu crois que je vais faire la connerie de me livrer à nouveau avec tout ce que je me suis pris dans la tronche ces derniers mois, les plumes que j’y ai laissé ? Non, non, non, surtout pas. – Ils te demandent pas comment tu vas ? » Félix éclata de rire en faisant non de la tête. Hugo passa sa main sur son visage et murmura : « - Mais c’est pas vrai... ». « - Bon et toi, comment ça se passe dans le service ? » Hugo, qui était passé chef depuis le début de l’année, lui fit un résumé des derniers évènements et des problèmes qu’il rencontrait avec un jeune qui venait d’arriver. Ce n’était pas facile. Selon lui, les gens n’acceptaient plus d’être dirigés depuis le confinement. Chacun s’était découvert un pseudo talent ignoré, avait eu une illumination, était désormais persuadé qu’il était un merveilleux flocon de neige unique et précieux et que le rôle de la hiérarchie était de s’adapter à eux et pas le contraire. Résultat des courses, on ne pouvait plus rien dire à personne sous peine d’être tout de suite taxé de tyran voire de harceleur moral. « - Non mais tu te rends compte que j’en suis à la troisième demande de temps aménagé en deux semaines ?! On marche sur la tête ! Y’en a un qui me dit qu’il veut monter une épicerie bio à mi-temps. Non mais punaise, je suis pas une agence Pôle Emploi ! Et puis je fais comment, moi, pour faire tourner la boutique s’il faut respecter les petits caprices du premier clampin qui se prend pour une pâtissière parce qu’elle s’est mise à faire des quatre-quarts avec son gosse depuis le covid ? » Félix réprima un éclat de rire et acquiesça. Effectivement, ça ne devait pas être de tout repos.

« Sérieusement, repris Hugo, je ne sais plus quoi faire. Il y deux semaines, une des filles du service compta est allée pleurer dans le vestiaire juste parce que sa responsable l’avait repris sur la bannette dans laquelle il fallait déposer les fiches de paye. Elle ne l’avait pas engueulée en plus. Elle s’est dit que, vu que la fille venait d’arriver, elle avait oublié. Bref, l’autre est allée dire qu’elle lui avait mal parlé, ça s’est terminé dans mon bureau avec moi qui me retrouve obligé de faire de la câlinothérapie en expliquant à la fille que ça serait bien de ne pas prendre tout recadrage comme une agression. Je suis pas psy moi. D’où on agresse les gens quand on les forme ou qu’on leur rappelle des trucs ? Et puis quoi, on ne va pas prendre tout un tas de pincettes de s’il-vous-plait-excusez-moi-de-vous-demander-pardon-votre-seigneurie juste pour rappeler quelle bannette il faut utiliser ? C’est pas pour ça qu’on agresse les gens. Je te jure, le temps que je perds à régler ce genre de connerie, c’est en train de me rendre dingue. – Fais gaffe, tu vas finir par avoir un portrait de Kim Jong-Un dans ton bureau ! – Ha, ha ! C’est clair ! » Ils écrasèrent leur cigarette et se souhaitèrent une bonne journée.

Félix rentra dans le bâtiment et parcourut le couloir menant à son poste, adressant de légers signes de tête aux collègues qu’il n’avait pas encore croisé. Quarante-cinq minutes. C’est le temps qu’il avait fallu pour arriver sur le spot de plonge. Sur le bateau, les plongeurs se préparaient, capelant leur scaphandre. Félix, lui, essayait de ne pas se casser la gueule devant tout le monde et puis, ça aurait fait un sacré effet domino ! Le bloc pesait une tonne… Un gars de sa palanquée, un loup de mer, lui avait filé un coup de main avant de sauter puis Félix s’était dirigé vers l’échelle, à l’arrière du bateau en claudiquant comme un manchot empereur. Les deux autres l’attendaient dans l’eau. Félix se souvint de la trouille qui lui avait alors serré le bide, comme deux mains glacées qui lui auraient essoré les intestins. Il s’était figé. Puis, Jean-Louis lui avait lancé, un brin provocateur : « Ok, t’inquiète, t’as qu’à rester sur le bateau ! » Encore trois quarts d’heure à attendre sur le rafiot ? Il allait vider toutes ses tripes par dessus bord c’était évident. Ah non ! Il préférait se jeter dans la Méditerranée plutôt que de rester une minute de plus là-dessus. Il avait fait son saut bouteille, s’était retrouvé à la surface complètement désorienté et avait enchaîné avec un bel essoufflement sans même être descendu de deux mètres. Ca avait fait marrer tout le club de plongée pendant des mois ! Pourtant, Jean-Louis l’avait tout de suite calmé et avait su trouver les mots justes pour le rassurer. « Tu vas voir, ça va changer ta vie ce que tu vas trouver au fond ». Il avait raison.

Il s’assit à son bureau et ouvrit sa boîte mail. Dix messages de plus dont un de Mélanie. Trois lignes. Droit au but, pas de fioritures. Au moins, se dit Félix, elle avait répondu au mail ce qui était déjà un progrès. Il n’en attendait pas plus. Les derniers mois avaient été tellement conflictuels qu’il évitait désormais toute interaction directe. Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, c’était toujours interprété d’une manière négative. Alors il s’était isolé, prenant ses pauses seul, veillant à faire toujours des échanges écrits pour la moindre prise de décision. Il repensa à ce qu’Hugo venait de lui dire. On toqua à la porte. « - Entrez !  – Salut Félix, excuse-moi de te déranger – Bonjour Thibault. Vas-y je t’écoute – On a préparé un petit pot pour l’anniversaire de Solène. Y’a un gâteau, une petite bouteille. Tu te joins à nous ? – Merci de penser à moi mais j’ai déjà pris ma pause – Oh allez, pour une fois, tu feras une pause plus grande, ce serait bien que tu sois avec tout le monde » S’il refusait, il allait passer pour celui qui faisait ostensiblement la tronche. S’il venait, il allait encore devoir supporter la longue litanie de ce qu’on appelait pudiquement « les échanges informels ». L’enfer de devoir subir l’étalage des moindres détails de la vie des gamins des uns et des autres : le visionnage obligatoire des photos des prouesses de la « petite dernière » de Mallorie, ce qui revenait, la plupart du temps, à regarder un bébé aux joues cramoisies, gonflées et pleines de croûtes en train de bouffer ses crottes de nez quand ce n’était pas Julie qui racontait avec moultes détails la gastro de son « troisième ». Il était tout aussi horripilant de devoir subir les tirades de Bertrand qui s’était découvert une passion soudaine pour les légumes bio et la lessive à la cendre, le point météo de Françoise (et le sempiternel « il fait chaud quand même ! » alors qu’on était en plein mois de juillet), les blagues lourdes de Xavier et tous ces échanges ineptes sur le fait divers quotidien avec Fabienne qui trouvait toujours le moyen d’aller chercher l’histoire la plus horrible possible, y compris au fin fond d’un pauvre bled du Nebraska, juste pour trouver une excuse pour exposer toute la misère de ce triste monde tragique. Félix n’avait pas assez de fumigènes pour ce genre de situation. Il avait tenu bon, toutes ces années. Il avait même sincèrement essayé de s’intéresser. Il avait posé des questions sur le parcours scolaire des jumelles de Patricia. Il avait pris en note la recette de Bertrand pour la fabrication du liquide vaisselle à base paillettes de savon. Il avait même proposé à Xavier d’aller boire une bière ensemble un soir après le boulot. Il avait fait de son mieux pour être le collègue qu’il fallait être parce que c’était comme ça, parce que le fait de traîner à la machine à café en écoutant les déblatérations du premier pèlerin venu était mieux vu que le fait de faire correctement son travail. On pouvait être rigoureux, sérieux, efficace et ouvert, ça ne valait rien si on ne perdait pas un bon moment à raconter tout un tas de trucs sans intérêt autour d’un breuvage fumant. Sauf que là, la cour était pleine ! Après tout, qu’est-ce qu’il en avait à foutre de passer pour le connard de service ? Est-ce qu’il devait s’imposer de supporter les diarrhées verbales de ses collègues de boulot ?

Thibault, qui attendait toujours sur le pas de la porte, lui fit signe de venir. Félix leva les yeux au ciel et ne put réprimer un soupir. Il suivit Thibault vers la salle de pause où tout le monde était déjà là. Solène trônait devant un énorme gâteau, un verre de champagne à la main. Félix lui souhaita un bon anniversaire. Elle lui adressa un rapide sourire forcé et lui tourna aussitôt le dos. Félix alla se caler dans un coin. La petite troupe avait bien baissé le volume sonore à son arrivée. “Classique” se dit Félix. On lui tendit une coupe puis une assiette avec un morceau de gâteau qu’il refusa poliment.

Il pensa à Jean-Louis, à ces premiers mètres de descente dans les eaux méditerranéennes. Que du bleu autour de lui, aucun repère, le corps qui envoie tout un tas de signaux, le cerveau qui prend le relais. Il avait regardé son manomètre pour vérifier qu’il descendait bien. Il avait bouché son nez, soufflé, géré la pression. Ils étaient descendus tranquillement mais sans traîner. Petit à petit, la magie avait opéré. Derrière un voile bleuté de plus en plus fin, il avait d’abord vu les posidonies. Il entendait son souffle dans le détendeur, il sentait son cœur battre la chamade. Puis il avait vu les poissons. Des dizaines et des dizaines de poissons flottant au-dessus des herbes marines. Vingt mètres. Ok, tout allait bien. Puis ce fut les murènes. Il tourna la tête et en vit une serpenter gracieusement le long d’un pan rocheux, puis une autre, toute petite, violette avec ses cornes minuscules qui sortait d’un trou. Il avait envoyé un peu d’air dans le gilet, s’était stabilisé au-dessus d’un massif et s’était laissé flotter au milieu des poissons, il volait. Il avait même enlevé son détendeur, fait de petites apnées pour apprécier pleinement ce contraste hallucinant : jamais il n’avait vu autant de vie, tant de couleurs alors qu’il se trouvait dans le silence le plus absolu. Jean-Louis l’avait même fait décapeler au fond ! Félix se souvenait de ce sentiment de liberté totale, de se trouver là, en train de voler, retenu par un gilet et un détendeur. Quelques coups de palme plus loin, à côté des rochers rouges, verts, marrons et bleutés, il s’était retrouvé nez-à-nez avec un Saint-Pierre en pleine eau… Le retour au port avait été un moment suspendu pour Félix.

« - Et bien tu ne parles pas beaucoup. – C’est que je n’ai rien de particulier à dire. – Tu pourrais essayer de te mêler aux conversations. – Ca dérange quelqu’un ? » Félix était perdu dans ses souvenirs. Il n’avait pas été suffisamment alerte pour éviter le piège sournois tendu par Mélanie. Il aurait dû répondre qu’il était très bien avec sa coupe de champagne et que, justement, il allait peut-être aller goûter le gâteau. Mais c’était trop tard, les vannes étaient ouvertes. « -Et bien vu que tu poses la question, oui, ça dérange pas mal de monde en fait ! » Les regards se tournèrent vers Félix. Manifestement, le coup était préparé depuis quelques temps. Ils attendaient le moment où, comme les hyènes, ils allaient pouvoir chasser avec la coopération de toute la tribu. Il fallait réagir vite. Il choisit la technique de la non-réponse. « - Pas de réponse, tu ne dis rien ? – Ah, parce que tu m’avais posé une question ? – Toujours plus malin que les autres Môôôssieur Félix, à prendre tout le monde de haut, à prendre tout le monde pour des cons, à en avoir rien à faire de ce que pensent les autres. – Mélanie, tu peux préciser qui est « tout le monde » ? Car il me semble difficile de croire que l’intégralité des membres de la boîte ait un problème avec ma personne. D’ailleurs, parmi l’assistance, quelqu’un a quelque chose à dire ? Après, je pense que cette situation n’est pas très correcte vis-à-vis de Solène dont c’est le pot d’anniversaire. »

Le silence qui suivit sa tirade persuada Félix d’enfoncer le clou. « -Je n’ai, il me semble, de compte à rendre à personne sur l’endroit, le moment et les modalités de mes pauses. La solitude est mon droit le plus strict. Je ne perdrai ni mon temps, ni mon énergie à me défendre des interprétations que vous en faites mais, si vous voulez tout savoir, j’ai gagné une très belle somme à la Française des Jeux il y a quelques mois. J’ai réfléchi, pris mon temps pour préparer les choses et racheté une affaire de plongée aux Canaries. J’ai posé ma démission il y a un moment. J’avais demandé à Hugo de n’en parler à personne. C’est mon dernier jour. Tu comprendras Mélanie, et vous autres, que je me sens encore moins redevable de la moindre explication. Encore une fois, Solène, bon anniversaire à toi. Quant à vous autres, pour ma part, le silence est la meilleure des conclusions. » Félix ne se retourna pas. Il termina sa journée, éteignit les lumières de son bureau. Chez lui, son mari l’attendait pour terminer les derniers cartons. Les déménageurs arrivaient le lendemain.

RÊVE EVEILLE

Il était déjà trop tard pour que je puisse espérer fermer l’oeil. Déjà deux heures à me retourner dans tous les sens, des dizaines d’images défilant dans ma tête à toute vitesse à la manière d’un film muet. J’avais beau inspirer, expirer, inspirer, expirer, rien à faire. Je me levai et décidai d’aller dans le salon. Il ne servait à rien de rester là. Quitte à être debout, autant en faire quelque chose. Ces insomnies me pourrissaient la vie depuis trop longtemps. Il en résultait un sentiment de déconnexion permanente mêlé à une impression étrange d’évanescence, comme si je n’étais jamais réellement là ou j’étais sensé me trouver.

Pour la quatrième nuit consécutive, je m’installai dans le canapé et repris la lecture de Croc-Blanc. Le loup venait juste d’être recueilli par Castor Gris. Il apprenait à rester à sa place, à obéir malgré la vie sauvage qui continuait de bouillonner dans ses veines. Il n’avait encore subi la cruauté de Beauty Smith ni découvert l’amitié de Weedon Scott. Le son d’un hurlement lointain me fit sursauter et lâcher mon livre. Je regardai autour de moi. La lumière diffuse de la lampe posée sur le guéridon projetait des ombres familières sur le mur qui me faisait face. Il me semblait reconnaître une forêt de pins dont les cimes s’étiraient par delà le plafond.

Je ramassai le roman sur le sol et repris ma lecture. Je sentais mes paupières s’alourdir lorsqu'un nouveau gémissement se fit entendre. La surprise fit place à l’inquiétude. Je me dirigeai vers la porte donnant sur l’extérieur et tendis l’oreille, retenant mon souffle. Pas un bruit. Je décidai de jeter un œil au dehors. J’allumai la lumière de la terrasse et attendis, sans bouger. Pas un mouvement. Je refermai la porte et m’apprêtais à rejoindre ma chambre quand j'entendis un bruit de branches cassées. Puis ce fut un souffle glacé me parcourant le dos, et une troisième et longue plainte déchirant le silence.

Je sentai l’odeur des pins, mêlée à celle de l’humus envahir mes narines. Je retournai dans le salon, l’air hagard. Les ombres sur le mur s’étiraient de plus en plus. La lampe était toujours allumée et pourtant, ce n’était plus l’ampoule qui éclairait désormais la pièce. C’était une lumière sourde, à peine perceptible. Je relevai la tête. Ce n’était plus le plafond de ma maison, c’était le ciel. Je restai figé, les yeux rivés sur les milliards d’étoiles et sur la voie lactée qui s'étalait en une longue bande argentée. Je fixai la lune, énorme, majestueuse, posée sur une tapisserie scintillante.

Autour de moi, les murs avaient fait place à une immense étendue de conifères. Sous mes pieds, le sol s’était transformé en un épais tapis d’aiguilles et de branches recouvertes par la neige. Je devinai qu’en avançant, je trouverais une rivière aux eaux transparentes et glacées. Mêlé aux bruits de la nuit, j’entendis de nouveau le hurlement. Je m’assis un instant pour réfléchir et je fermai les yeux. Un moment passa. Quand je les rouvris, je portai sur moi tout l’attirail des coureurs des bois. Je me levai et me dirigeai vers un traîneau qui se trouvait un peu plus loin. Je découvris l’attelage : cinq magnifiques chiens blottis dans la neige avec, à leur tête, un loup gris.

Je fis quelques pas en direction de l’animal qui s’approcha de moi en grondant. Je redoutai qu’il me saute à la gorge mais je ne fis pas cas de mes émotions et lui tendis doucement ma main. Le loup accepta la caresse avec un grognement de satisfaction puis repris sa place à la tête du groupe. Je compris que c’était lui que j’entendais depuis le début. Il était resté là, à m’attendre. Je serrai fermement le guidon du traîneau et mis un pied sur le premier patin. Les chiens se levèrent et s’ébrouèrent. Il se tenait prêts. Le pied sur le deuxième patin, le frein puis le signal du départ fit bondir l’attelage, m’entraînant derrière lui. Je faillis être éjecté au premier virage, je gardai mon calme. Ce n’était pas la première fois que je pilotais cet engin, ni que je parcourais ces bois. Tout me semblait familier : la course des chiens, le vent glacé qui brûlait mon visage, les creux, les bosses, le hululement de la chouette, la piste qui s’étendait devant moi. Petit à petit, je retrouvais des réflexes et j’accompagnais le mouvement du traîneau avec plus de souplesse. Le loup gris semblait connaître le chemin et dirigeait l’attelage avec une maîtrise totale.

Nous avancions au cœur de la forêt tel un train fantôme entre les grognements des chiens, les crissements de la neige. J’ordonnai au chien de stopper. Il y avait une cabane au détour de la piste. L'apaisement, après cette course folle au milieu des pins. Je pris de profondes inspirations et savourai chaque détail de la bâtisse. De puissants troncs étaient imbriqués les uns dans les autres. Le toit, recouvert d’une épaisse masse blanche se confondait avec les branches des pins. A travers une fenêtre aux carreaux blanchis par le givre, on devinait un petit salon confortable. Une terrasse de planches marquait l’entrée de la cabane.

Je détachai les chiens et les menèrent à leurs niches puis mis le traîneau à l’abri. Le loup me suivit jusqu’à la terrasse et s’assit, semblant attendre quelque chose. La lumière extérieure était allumée. La porte n’était pas verrouillée. La cabane était de belle taille. Je fis signe à mon compagnon d’entrer. Il alla s’installer sur le tapis, près du poêle qui trônait au centre de la pièce principale. Je fermai la porte derrière moi et entrepris d’ôter mes vêtements gelés. Un thermos de thé chaud m’attendait dans la cuisine. Changé, réchauffé, ma tasse de thé fumant à la main, j’allai m’asseoir sur le confortable canapé bleu du salon. A côté de moi, sur le guéridon, à côté d'une lampe, un livre était posé. Je finis ma tasse de thé, me levai. Je pris le temps d'adresser de longues caresses à mon compagnon qui s’était déjà assoupi et me dirigeai vers la chambre. Il était temps d'aller dormir.