O.T.D.
Bon anniversaire, papa...
1919-2004
Une vie, des bosses, c'est larbabosses
Bon anniversaire, papa...
1919-2004
Cela aurait pu être un matin comme les autres. S'installer, sortir un bouquin, un walkman sur les oreilles et se laisser bercer par le ti ta ti ti du train... Pas cette fois. C'est le lundi matin d'une vie. Parmi les quelques voyageurs à monter dans le train, il y a un autre étudiant brestois comme moi. David. Un an plus jeune que moi, il entame sa première année de fac tandis que je redouble la mienne. On s'est retrouvés dans le même compartiment non-fumeur. Oui je sais, ça semble une hérésie aujourd'hui, mais il a existé des compartiments fumeurs qui puaient le tabac froid et même des compartiments non-fumeurs où certains faisaient les forceurs pour fumer malgré tout. Mais ce matin-là, nous sommes tous seuls dans ce compartiment. Après toutes ces années, je m'en veux de n'avoir pas gardé un souvenir plus précis de son visage, brun ténébreux, cheveux courts... Je n'ai jamais été physionomiste. Mais je me souviens de son caractère, de son comportement. Pas bien compliqué, c'ést le mien. Timide, renfermé, introverti, bref, deux taiseux en tête-à-tête. On ne risque pas les effusions. On se connaît pas vraiment. Jamais dans la même classe évidemment. On a partagé les mêmes bus scolaires du lycée à Quimperlé jusqu'à Bannalec. Depuis le début de l'année, chaque lundi, un Salut, ça va, quelques banalités epicétou. Mais ce jour là, il s'est passé un truc. Je sais plus. Probablement une autre banalité qui a changé le cours de l'histoire. Un grain de sable. Un truc du genre :
« Et tes partiels, ça s'est passé comment ? » Probablement. Parce que ça s'est pas bien passé. David s'est planté. Et forcément il balise pour les exams à venir. En éternel optimiste, je tente de le rassurer. Et puis bon, je suis déjà passé par là. Mais on est rarement préparé à l'échec. Et David moins qu'un autre. Et puis c'est la fac, hein. Tous nos repères normés, cadrés de notre scolarité, pfuit ! envolés. Débrouille-toi. Y en a qui s'en sortent très bien, et puis il y en a d'autres comme David ou moi pour qui l'adaptation est rude. Mais s'il n'y avait que ça... « Si j'échoue cette année, comment je vais faire l'année prochaine ? » Les bourses, les parents... Au fur et à mesure que David se confie, je devine bien cette sensation de sol qui se dérobe que doit ressentir David. Nos pudeurs de timides chroniques s'effacent, nos échanges se font plus graves, on parle de nos études, de nos aspirations, d'avenir, de la société, de la difficulté à communiquer, de la vie, de la mort aussi. du mal-être. Avec le temps, je suis pris d'un vertige. En se confiant à moi, David me tend un miroir dans lequel je me reconnais... Non pas juste deux grands timides, mais plutôt deux inadaptés de la société, incapables de se projeter dans l'avenir, de communiquer avec autrui, profondément mal dans leur peau. Et puis à qui se confier ? Dans sa famille, le sujet est tabou. Son père est chef des pompiers, sa mère au foyer. Je crois comprendre que sa sœur a traversé des problèmes similaires, mais au royaume des non-dits... Je me dis aujourd'hui que cette confrontation avec mon “double” m'a peut-être fait rater quelque chose, plutôt que l'écouter, lui, je me suis mis à m'écouter, moi, passant à côté des petites dissonances. Une sorte de miroir à deux faces. Une même image, mais avec deux visions différentes. L'une claire, optimiste (moi), l'autre plus sombre, profondément pessimiste (la sienne). À chacune de ses peurs, de ses doutes, des ses désespérances, j'essaie de plaquer mes soluces. C'était probablement naïf, on est tous différents, on ne réagit forcément pas de la même manière. Et puis est venu ce moment où il me dit : « Aussi loin que je m'en souvienne, depuis tout petit, je n'ai jamais pu m'imaginer au-delà de l'âge de vingt ans. Je ne me vois pas vieillir » Ça me bouleverse alors, et encore aujourd'hui. Au plus profond de moi, comme un lointain signal d'alarme qui retentit. « Non mais, tu ne peux pas dire ça ! » Il est au bord du gouffre et il se confie à moi comme probablement il ne s'est jamais confié auparavant. Je le console tant bien que mal, je le rassure avec mes mots d'un jeune homme de vingt ans pour un jeune homme de dix-neuf ans. Je me sens démuni. Je ne suis pas médecin. Je... « Écoute, je pense sincèrement qu'il faut que tu voies quelqu'un. Un... médecin. Il pourra t'aider. » C'était tabou de parler de psychiatrie à l'époque. Et maintenant encore... J'ai eu du mal à dire les mots. Un psychiatre, c'est pour les fous, non ? Ce qu'on peut être bête, parfois, enfin non, mal informés. Je crois qu'on a parlé de suicide. Enfin, peut-être pas en ces termes, peut-être pas aussi directement. On a tourné autour, comme d'une idée. C'est du domaine de l'impensable pour moi, de l’inimaginable. On a bataillé. J'ai eu l'impression de l'avoir touché, de lui avoir remonté le moral. Il a l'air vaguement soulagé. « Si tu as de nouveau des idées noires, ne reste pas seul ! Ma porte reste ouverte, tu passes quand tu veux, à toute heure ! Et prends rendez-vous avec un médecin ! » Ce qui se passe est important, je le sens. J'ai l'impression que ça lui fait du bien, mais c'est fragile. Enfin, ce sont mes mots d'aujourd'hui. Le jeune homme que j'étais alors, fort de toute son inexpérience, n'en mettrait pas sa main à couper. On a encore tant de choses à se dire... Je tourne la tête, la porte du compartiment vient de s'ouvrir. On vient de s'arrêter en gare de Châteaulin. Ou de Pont-de Buis. Peu importe. Avec cet intrus qui s'est installé, notre discussion s'est arrêtée. La boîte venait de se refermer.On reparle un peu devant la gare de Brest et sur le chemin de nos résidences respectives. J'ai une chambre en cité u, lui chez l'habitant. J'ai dû en remettre une couche sur le médecin, sur le fait de parler à quelqu'un quand ça va pas. Il n'a pas beaucoup d'amis, mais il peut compter sur quelques anciens du lycée, comme Philippe, un autre bannalécois. Ne pas rester seul. Et justement, jeudi après-midi, on n'a pas de cours.
« Ça te dirait qu'on aille au cinéma ensemble jeudi ? − Ok, ça marche. » Il est temps de se quitter. « Ça m'a fait du bien de parler, ça va mieux maintenant. Merci ! − Bah de rien ! Et si tu as besoin encore de parler, n'importe quand, je suis là. » Je ne sais pas qui de nous deux est le plus soulagé, qui rassure le plus l'autre. En le quittant, j'ai l'impression d'avoir servi à quelque chose, d'avoir été utile pour une fois.Trois amis de voyage, Philippe, Daniel et Hans parcourent ensemble l'Asie. Philippe et Daniel, avant de partir, donnent leur part de marijuana à Hans qui a décidé de rester un peu plus longtemps. Dix-huit mois plus tard, un avocat travaillant pour Amnesty International, Malcolm Forrest, retrouve Philippe et Daniel. Il leur explique que Hans a été arrêté le lendemain de leur départ pour possession de marijuana et que la quantité qu'il avait sur lui en fait un revendeur. Il a été condamné à la peine de mort. La seule solution pour éviter à Hans la peine capitale est que Philippe et Daniel se constituent prisonniers et fassent deux ans de prison avec Hans.On sort pourtant de la séance plutôt emballés. Et puis le cas de conscience développé dans le film nous touche. Sacrifier deux ans de sa vie dans les geôles d'un pays d'Asie pour sauver la peau d'un gars qu'on connaît finalement à peine ? Sans surprise, pour David et moi, la question est vite répondue... « Et toi, tu aurais fait quoi ? – Bah, j'aurais pris l'avion... » Qu'est-ce qu'on aurait pu répondre d'autre ? Qu'est-ce qu'on avait à perdre ? Était-ce du courage, une forme d'héroïsme, ou tout simplement donner enfin un sens à nos vies ? On était jeunes, on avait tout à construire, toute la vie devant nous, toute la vie... Quant à la fin du film... Non, je n'en parlerai pas. Je ne veux pas. Et puis je n'ai pas le souvenir qu'on l'ait évoqué David et moi. On était juste emballés par le film, les acteurs, le scénario. C'était un chouette film que je n'ai jamais revu depuis. On descend Jean-Jaurès tout en discutant du film. Je dirais pas qu'on est un peu dans un sentiment d’exaltation, mais il y a un peu de ça quand même. Arrivés place de la Liberté, la question se pose : est-ce qu'on prend le chemin du retour ? « Qu'est-ce qu'on fait ? » En mon for intérieur, je voudrais que ça dure encore. Et justement, j'ai une course à faire en centre-ville pour mon père. Je lui propose de m'accompagner. David accepte. Va pour la librairie papeterie rue Zola ! C'est une rue parallèle à la rue de Siam, un petit bout de chemin à parcourir. On a épuisé notre discussion sur le film, nos silences reprennent peu à peu le dessus. Je lui explique quand même le but de ma course : je dois venir chercher des feuilles de garde pour mon père. Il s'est mis récemment à la reliure. Papa s'est créé tout un attirail de relieur, récupère des peaux de cuir, désosse des bouquins de toute sorte... Et il a besoin de papier de garde marbré pour faire la liaison entre la couverture et les blocs de pages. Je lui raconte tout ça, on passe un moment dans la papeterie, à l'arrière, dans l'atelier. Et après ? On aurait pu se poser dans un café, refaire le monde. mais on est un peu des sauvages, c'est pas notre truc les cafés. Comme on n'a plus rien à faire en ville, il est temps de rentrer. David me propose de passer chez lui prendre un café. Évidemment que je dis oui. Peu importe si je bois jamais de café. Sur la route, encore des silences. Ça me frustre, mais je n'y arrive pas. C'est la tempête dans ma tête, rien ne sort pourtant. David doit probablement être dans le même état d'esprit. Passé la place Albert 1er, on prend la rue Auguste Kervern. C'est là. Un couloir, une porte à droite. J'entre. Un petit coin cuisine, un bureau, un lit. David me propose de nouveau un café (ou peut-être un thé, plutôt), je lui dit que j'en bois jamais. Un verre d'eau suffira. Pendant qu'il s'affaire, je regarde autour de moi. J'ai pas envie de partir. Je cherche quelque chose à me raccrocher, quelque chose à raconter, lancer une discussion. Son livre de chevet ? Marguerite Yourcenar, “L'œuvre au noir”. Je suis sec. Quelques notes sur son bureau ? « Il faut que je pense positif ». Je bloque. Il revient avec le verre d'eau. « oh ça ? t'inquiète pas, ça va mieux, rassure-toi. » La porte reste fermée. Ou tout simplement allait-il finalement mieux à ce moment précis ? Je suis frustré, malheureux, furieux contre moi-même de ne pas être capable de trouver des mots. Je suis coincé. Le temps est comme une poignée de sable filant entre mes doigts. Le temps... et David. La porte est fermée et dans quelques instants sa porte se refermera sur moi. « Merci pour cette aprèm. c'était vraiment chouette. Merci pour tout ! -Merci à toi aussi de m'avoir accompagné ! Bonne soirée, à demain ! » Je suis dehors, il est autour de dix-huit heures, ce jeudi 20 avril. Je ne le reverrai plus. Évidemment à l'époque, je l'ai cru, à moitié rassuré. Sur le retour, j'étais plus furieux contre moi qu'inquiet pour lui. Et la routine a repris son cours. Restau U, salle TV dans la résidence, et puis dans ma chambre à bouquiner en écoutant BBC Radio 1 ou Radio Luxembourg sur les petites ondes.Ils ont cinq jours devant eux.
Vendredi après-midi, dernier cours. Je m'installe dans l'amphi. J'aperçois Philippe qui vient de rentrer. Il vient vers moi. Il est livide.
« Eric, faut que je te dises un truc, viens. Prends tes affaires. C'est David. Il... Il est mort. − Il est mort ? Non ! c'est pas possible ! » C'est pas possible... Envie de hurler. De donner des coups de lattes, de fracasser des murs. On se prend dans les bras, entre les sanglots, j’apprends qu'il s'est suicidé tôt ce matin, à 5h45. Il s'est jeté du pont du Bouguen. Le pont des suicidés a encore pris une vie. L'horreur. « La police voudrait te voir, tu as passé l'après-midi avec lui, c'est ça ? Tu es peut-être la dernière personne à avoir passé du temps avec lui... » L'hôtel de Police. La bande des anciens du lycée est là. On se soutient. J'attends mon tour dans le couloir, groggy sur une chaise. Je ne sais pas si les flics s'habituent à ce genre d'audition. Il est gentil, prend son temps. Il en faut du temps, entre les bribes de phrases, les sanglots, des paroles désordonnées... Je raconte tout, le train, le ciné, le parcours, chez lui... Le film ? je raconte la fin, mais non, on ne se suicide pas pour un film, c'est pas possible. Je parle du mot sur son bureau. Mais bon, pour la police, l'histoire est tristement banale. Au sortir de l'hôtel de police, la bande m'attend. Il est tard, je ne prendrai pas le train aujourd'hui. Je trouve une cabine téléphonique pour prévenir les parents, je rentrerai en voiture ce soir, j'explique pourquoi. Enfin j'essaie tant bien que mal. Je leur dit de pas s'inquiéter, mais difficile de ne pas s'inquiéter après un tel coup de téléphone, je n'ai franchement pas été convaincant... Philippe me raccompagne à la cité, je rassemble mes affaires et le groupe prend la route. Les cœurs sont lourds... On soupire, on renifle. Chacun raconte ses derniers jours. Et des questions. Une question, toujours la même. « Pourquoi ? » Encore aujourd'hui. Week-end à la dérive, au trente-sixième dessous, les nerfs fleur de peau. Avant les funérailles prévues lundi, je voulais aller voir sa famille, leur parler. Leur raconter ces derniers jours avec David. J'ai pas osé, comme d'habitude. Finalement ce sont ses parents qui m'ont téléphoné. Mais c'est pas pareil. Maudit téléphone. L'église bondée, je tiens trente secondes, c'est trop pour moi. Les nerfs lâchent enfin, je chiale toutes les larmes de mon corps sur le parvis. On se serre les coudes entre potes pour l'accompagner. C'est fini. Je reprends le train demain.Pourquoi avoir repris le titre de Matmatah pour mon billet ? En découvrant Lambé An Dro en 1997, j'en ai eu la chair de poule. Je me suis retrouvé dix ans en arrière dans l'ambiance des années fac à Brest. Et puis de l'émotion aussi, j'ai forcément pensé à David. Tout y est, les exams, le bouguen, le melo... Ça aurait pu être un titre purement nostalgique, mais il y a toute cette énergie joyeuse qui s'en dégage. Alors oui, j'ai une grosse boule d'émotion en l'écoutant mais aussi une irrésistible envie de bouger, de danser et de chanter... Alors, vas-y, mets la ouache, Fanch !