RÊVE EVEILLE

Il était déjà trop tard pour que je puisse espérer fermer l’oeil. Déjà deux heures à me retourner dans tous les sens, des dizaines d’images défilant dans ma tête à toute vitesse à la manière d’un film muet. J’avais beau inspirer, expirer, inspirer, expirer, rien à faire. Je me levai et décidai d’aller dans le salon. Il ne servait à rien de rester là. Quitte à être debout, autant en faire quelque chose. Ces insomnies me pourrissaient la vie depuis trop longtemps. Il en résultait un sentiment de déconnexion permanente mêlé à une impression étrange d’évanescence, comme si je n’étais jamais réellement là ou j’étais sensé me trouver.

Pour la quatrième nuit consécutive, je m’installai dans le canapé et repris la lecture de Croc-Blanc. Le loup venait juste d’être recueilli par Castor Gris. Il apprenait à rester à sa place, à obéir malgré la vie sauvage qui continuait de bouillonner dans ses veines. Il n’avait encore subi la cruauté de Beauty Smith ni découvert l’amitié de Weedon Scott. Le son d’un hurlement lointain me fit sursauter et lâcher mon livre. Je regardai autour de moi. La lumière diffuse de la lampe posée sur le guéridon projetait des ombres familières sur le mur qui me faisait face. Il me semblait reconnaître une forêt de pins dont les cimes s’étiraient par delà le plafond.

Je ramassai le roman sur le sol et repris ma lecture. Je sentais mes paupières s’alourdir lorsqu'un nouveau gémissement se fit entendre. La surprise fit place à l’inquiétude. Je me dirigeai vers la porte donnant sur l’extérieur et tendis l’oreille, retenant mon souffle. Pas un bruit. Je décidai de jeter un œil au dehors. J’allumai la lumière de la terrasse et attendis, sans bouger. Pas un mouvement. Je refermai la porte et m’apprêtais à rejoindre ma chambre quand j'entendis un bruit de branches cassées. Puis ce fut un souffle glacé me parcourant le dos, et une troisième et longue plainte déchirant le silence.

Je sentai l’odeur des pins, mêlée à celle de l’humus envahir mes narines. Je retournai dans le salon, l’air hagard. Les ombres sur le mur s’étiraient de plus en plus. La lampe était toujours allumée et pourtant, ce n’était plus l’ampoule qui éclairait désormais la pièce. C’était une lumière sourde, à peine perceptible. Je relevai la tête. Ce n’était plus le plafond de ma maison, c’était le ciel. Je restai figé, les yeux rivés sur les milliards d’étoiles et sur la voie lactée qui s'étalait en une longue bande argentée. Je fixai la lune, énorme, majestueuse, posée sur une tapisserie scintillante.

Autour de moi, les murs avaient fait place à une immense étendue de conifères. Sous mes pieds, le sol s’était transformé en un épais tapis d’aiguilles et de branches recouvertes par la neige. Je devinai qu’en avançant, je trouverais une rivière aux eaux transparentes et glacées. Mêlé aux bruits de la nuit, j’entendis de nouveau le hurlement. Je m’assis un instant pour réfléchir et je fermai les yeux. Un moment passa. Quand je les rouvris, je portai sur moi tout l’attirail des coureurs des bois. Je me levai et me dirigeai vers un traîneau qui se trouvait un peu plus loin. Je découvris l’attelage : cinq magnifiques chiens blottis dans la neige avec, à leur tête, un loup gris.

Je fis quelques pas en direction de l’animal qui s’approcha de moi en grondant. Je redoutai qu’il me saute à la gorge mais je ne fis pas cas de mes émotions et lui tendis doucement ma main. Le loup accepta la caresse avec un grognement de satisfaction puis repris sa place à la tête du groupe. Je compris que c’était lui que j’entendais depuis le début. Il était resté là, à m’attendre. Je serrai fermement le guidon du traîneau et mis un pied sur le premier patin. Les chiens se levèrent et s’ébrouèrent. Il se tenait prêts. Le pied sur le deuxième patin, le frein puis le signal du départ fit bondir l’attelage, m’entraînant derrière lui. Je faillis être éjecté au premier virage, je gardai mon calme. Ce n’était pas la première fois que je pilotais cet engin, ni que je parcourais ces bois. Tout me semblait familier : la course des chiens, le vent glacé qui brûlait mon visage, les creux, les bosses, le hululement de la chouette, la piste qui s’étendait devant moi. Petit à petit, je retrouvais des réflexes et j’accompagnais le mouvement du traîneau avec plus de souplesse. Le loup gris semblait connaître le chemin et dirigeait l’attelage avec une maîtrise totale.

Nous avancions au cœur de la forêt tel un train fantôme entre les grognements des chiens, les crissements de la neige. J’ordonnai au chien de stopper. Il y avait une cabane au détour de la piste. L'apaisement, après cette course folle au milieu des pins. Je pris de profondes inspirations et savourai chaque détail de la bâtisse. De puissants troncs étaient imbriqués les uns dans les autres. Le toit, recouvert d’une épaisse masse blanche se confondait avec les branches des pins. A travers une fenêtre aux carreaux blanchis par le givre, on devinait un petit salon confortable. Une terrasse de planches marquait l’entrée de la cabane.

Je détachai les chiens et les menèrent à leurs niches puis mis le traîneau à l’abri. Le loup me suivit jusqu’à la terrasse et s’assit, semblant attendre quelque chose. La lumière extérieure était allumée. La porte n’était pas verrouillée. La cabane était de belle taille. Je fis signe à mon compagnon d’entrer. Il alla s’installer sur le tapis, près du poêle qui trônait au centre de la pièce principale. Je fermai la porte derrière moi et entrepris d’ôter mes vêtements gelés. Un thermos de thé chaud m’attendait dans la cuisine. Changé, réchauffé, ma tasse de thé fumant à la main, j’allai m’asseoir sur le confortable canapé bleu du salon. A côté de moi, sur le guéridon, à côté d'une lampe, un livre était posé. Je finis ma tasse de thé, me levai. Je pris le temps d'adresser de longues caresses à mon compagnon qui s’était déjà assoupi et me dirigeai vers la chambre. Il était temps d'aller dormir.